Kroum par Jean Bellorini

Héros ou ectoplasme ? Chaque littérature reflète sa propre culture : les héros de papier transcendent l’existence des mortels communs, mais en eux, le commun des mortels se reconnaît dans ce qu’ils ont de grandiose, dans le sublime comme dans la décadence. En traversant la saison dernière Erdman, Dostoïevski, Tchekhov, Grossman, Akhmatova, on s’aperçoit que les figures qui composent les grandes œuvres russes possèdent un sens aigu de la tragédie douloureuse, de l’exaltation métaphysique, de l’indolence poétique. Les héros russes survivent à la torture du vide moral, de la tyrannie politique, de l’ennui existentiel. Ils savent faire avec le dénuement extrême, les contrastes violents, les paix les plus sordides et les guerres les plus meurtrières. Ils aiment infiniment, jusqu’à la folie. Ils souffrent de même. Déchus et magnifiques, tels sont-ils.

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Il faut croire que leurs élans et leurs errements, si stupéfiants du point de vue français, sont le fruit d’une psychologie – d’une culture – fort éloignée de la nôtre. Que leur déraison dépasse bien souvent notre entendement cartésien, nos schémas étayés siècle après siècle entre sphère publique et privée, entre profane et sacré, entre science et religion, notre goût pour les compartiments, l’ordre. Nos héros jouent pourtant de ces limites par l’usage subtil, voire précieux, d’une langue qui n’en finit pas de dire l’inverse de ce qu’elle prétend dire. C’est souvent là la seule folie qu’ils s’accordent, et le dérèglement des sens passe presque toujours par le dérèglement de la parole. Hormis cela, ils sont purs, ou veules, rarement les deux à la fois. Sauf peut-être Emma Bovary : cela nous éclaire sur sa duplicité, et la misogynie à la française.

Alors, que présager d’une rencontre entre un metteur en scène français avec une troupe d’acteurs russes ? Fascination malentendus incompréhension, reconnaissance… Sur le plateau, l’histoire de deux cultures de théâtre, avec leurs théories, leurs modes de jeu, leurs systèmes. De la densité. Il faut alors choisir une matière de travail. Faire le choix d’un texte d’un auteur étranger, ni russe, ni français, un israélien, porteur d’une culture encore toute autre. Choisir un texte sans héros, ou plutôt avec un anti-héros absolu, qualifié sans ambiguïté possible d’« ectoplasme ». Un texte avec une langue simple, presque grossière, mais vive. Les personnages de Kroum sont d’une impassible laideur d’âme. C’est par fulgurances qu’ils touchent malgré eux à la beauté. Mécontents de leurs existences minuscules, ils aspirent à une médiocrité de confort. Sans s’en donner vraiment les moyens, car tout semble déjà perdu. C’est cette chute qui n’en est pas une, puisqu’ils sont déjà tout au fond, qui rend leur quête poétique. Nul doute que l’énergie démesurée, déraisonnable de l’âme russe n’abdiquera jamais devant ces  combats sans péril et sans gloire. Il faut parier sur le choc, la révolte, la vie qui s’immisce et se tord pour atteindre la lumière. Faire de l’ectoplasme un héros malgré tout. Enfin, et cela arrive un peu tard car c’est essentiel, s’il est un point commun entre tous, c’est sans doute un humour acide, sans  concessions, lucide et terrible, qui pare d’artifices de pacotille  les oripeaux de notre désespoir universel.


Jean Bellorini


Anonyme (not verified)

Published March 11, 2017 - 00:00, in Paris

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