journal de Russie 2017

Deux mises en scène françaises, des rencontres entre artistes russes et français, l'exploration d'une ville mythique, ADN sera cette année en Russie, à Saint-Petersbourg; Une ville au destin légendaire et tragique, contée par Pouchkine, Gogol, Dostoïevski et tant d'autres, ville de palais et de révolutions, qu'on surnomma la Palmyre du Nord, parce qu'en russe, Полмира, Palmyre veut dire la moitié du monde. Des nuits blanches au passage de l’hiver, nous tiendrons ce journal pour vous raconter cette vie dans la grande métropole la plus septentrionale du monde.

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le canal de la fontanka  Patrick Sommier
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le canal de la Fontanka Patrick Sommier

31 janvier – 4 février 2017

Avec Jean Bellorini à Moscou. Rendez-vous avec le scénographe de Kroum, Micha Koukouchkine et première au théâtre Fomenko de l’Amphitryon de Molière que Christophe Rauck a mis en scène. J’ai des réserves sur la pièce, choix de la troupe Fomenko pas de Christophe, qui voulait monter le Soulier de Satin. Les sœurs Koutepova exceptionnelles. Nous n'avons pas rencontré Mercure - un ami - mais des fantômes surgis d'un cirque provincial. Le lendemain, le сапсан, le TGV russe, nous pose à la gare Leningrad de Saint-Pétersbourg après quatre heures à travers neiges, forêts spectrales, bourgs d’isbas aux bulbes dorés enfouis dans le grand blanc de l’hiver russe. Premier rendez-vous au Théâtre Maly avec les équipes techniques pour la création de Job (j'appellerai ainsi, pour sa brièveté prophétique,  la pièce de Kacimi "à la table de l'éternité"). Au Maly, Lev Dodine monte Grand Peur et Misères du IIIème Reich  (avec des inserts de dialogues d’exilés). Nous lui avons présenté la maquette de Job. Réalisée par Andreï Zaporojski, avec qui nous  travaillons depuis trois mois, c'est une synthèse entre l’abstraction du poème biblique et l’évocation d’un port au Sud où  l’auteur a logé Job, Dalia sa femme, le diable Akan et le bon Dieu Eden. Costumes: habiller Dieu et le Diable n’est pas une mince affaire. Avec Macha Zonina et les comédiens,  nous avons retravaillé sur le texte traduit par Macha Dvinina. Le passage dans la langue et la culture russes nécessite un gros travail :  ne pas perdre la fulgurance de ce texte au scénario très réussi. La première de Brecht est prévue pour la mi-avril 2017. Première de Job le 20 Juin. Première de Kroum le 8 décembre 2017 sur la nouvelle scène du théâtre Alexandrinski de Valery Fokine que seconde Igor Troïlin. En novembre, Jean Bellorini a auditionné les comédiens de l’équipe et fait sa distribution. Prochaine étape, début des répétitions de Job (à la table de l’éternité) au Maly le 23 février.

Du 22 au 28 février. Début des répétitions

En hiver l’avion d’Air France se pose à 15.30. Contrôle des passeports, livraison des bagages, une voiture du théâtre m’emporte. Au bord de la ville, le monument aux héros défenseurs de Leningrad : 900 jours de blocus, 1.800 000 morts ; Lydia Ginzburg en a fait le récit miraculeux dans son Journal du Siège. Nous passons la Moskovski Vorota  et fonçons sur la Perspective Moscou jusqu’au canal de la Fontanka. Sur le quai, avant d’arriver à l’hôtel, les affiches du Théâtre Bolchoï Dramatique Tovstonogov (BDT) dirigé  par Andrei Moguchi. Le vert « sinople » du bâtiment me surprend toujours. L’hôtel Rossi où je descends porte le nom de l’architecte qui édifia tout le quartier, la place Ostrovski sur la Nevski,  le théâtre Alexandrinski, la  rue théâtrale avec  l’académie de danse Vaganova, la place Lomonossov. Enneigée, bordée par le canal, elle a des airs de ce Paris de l'hiver 1905 peint par Albert Marquet (la Seine près de Notre-Dame). Chaque jour je  remonte la  Fontanka gelée  pour aller au théâtre, tourne dans la rue Gravski avant le pont Anitchkov, l’entrée des artistes est là  à  quelques pas d’un buste d’Adam Mickiewicz. Le public entre par la rue Rubinstein (Anton Rubinstein, le compositeur). Nous travaillons chaque jour de 12 à 16 heures avec une courte pause pour le déjeuner. Les acteurs jouent le soir à 19 heures : il faut donc leurs laisser la matinée et les libérer pour le spectacle du soir. A l’affiche cette semaine, les Trois Sœurs, un Ennemi du Peuple, Oncle Vania et une pièce de Bernard Shaw. Nous prenons nos déjeuners à la cantine où, pour 200 roubles (trois euros) on peut manger des classiques  de la cuisine russe, un borchtch chaud avec de la crème aigre, une salade olivier, des pirojki honnêtes.  On accède à la salle de répétition par l’escalier de l’immeuble mitoyen dans lequel aucune fenêtre ne ferme, laissant l’air glacé de février s’infiltrer dans la cage. Job habite là. Un homme jeune, taciturne, dans une stupeur figée, recroquevillé dans un long manteau gris, allongé sur une feuille de carton. Personne ne sait d’où il vient. Nous le croisons quatre fois par jour quand nous montons et descendons de la salle de  répétitions. Dans cet escalier hostile il laisse dans nos cerveaux un rien d’effroi.  Il y a quatre personnages dans la pièce de Kacimi, Job et sa femme Dalia représentent l’espèce humaine, Akan et Eden la musique des sphères ; le premier est le diable, le second son créateur. J’avais déjà constaté dans le théâtre chinois à quel point les fantômes sont utiles au théâtre. Nous avançons quand les acteurs ne font pas de surenchère. C’est un texte grave, curieux, drôle, un tragique à combustion lente. Je quitte le théâtre vers 17 heures. Pour explorer la ville, j’ai cherché dans ma bibliothèque les livres lus il y a 25 ans : le mythe de Saint-Pétersbourg d’Ettore lo Gatto, le Pétersbourg de Sholem Ash, Gogol, Alexander Grine, Nicolas Antsiferov, Mandelstam, Biely. J’ai aussi pris  l’anthologie  de  Michel Niqueux  que vient de publier l’institut d’études slaves. Le matin je pars en reconnaissance. La rue Sadovaïa, du jardin d’été (depuis le château des ingénieurs) puis, retraversant la Nievski, je longe la halle des marchands, Gostiny Dvor vers la place du marché aux foins.

Prochaines répétitions 3 au 8 avril…. …

Cinq journées d’Avril dont j’ai un souvenir lumineux. Avec les comédiens, nous nous livrons bataille : je suis très directif – ils n’ont pas l’habitude avec Lev Dodine qui, après les avoir laissés s’évader, s’égarer, se perdre, les rattrape d’une main ferme. Mais le temps nous est compté, il faut aller vite et la lecture que nous faisons, les uns et les autres, de la pièce est parfois aux antipodes. La représentation des sentiments nous sépare souvent, non pas de larmes, pas de pathos, l’émotion est plus forte, plus violente, exprimée par la pudeur et la retenue. Nous sommes magnifiquement accompagnés par l’équipe technique du Maly. Nous sommes encore en salle de répétition au quatrième étage mais les régisseurs son, les accessoiristes s’affairent déjà. Lena la régisseur général veille à tout. C’est un bonheur de travailler avec eux. Chaque jour, en pénétrant par une porte dérobée du bel-étage dans  l’escalier commun, nous retrouvons Job sur sa paillasse, une tasse tasse de café froid près de lui, sur le rebord de la fenêtre avec peut être un bout de brioche rassie sur la soucoupe, celle  des âmes mortes peut être. Nous avançons ….

 

 

7 mai          

C’est dimanche. Décollage 9.25. Atterrissage 13.40. Dans quelques heures nous aurons un nouveau président de la république. J’ai donné ma procuration. Dans deux jours, à Saint-Pétersbourg, on célébrera le 72ème anniversaire de la libération. De nombreux médias ici espèrent la victoire de la candidate qui sera battue ce soir avec 27,8 points d’écart. C’est assez déconcertant d'en être témoin  dans la « ville héros de Leningrad » qui endura un sièges de 900 jours par les armées nazies  dont elle sortie vainqueur au prix effroyable de 1.800.000 morts de faim, de froid et de mitraille. A dire vrai, la tête me tourne en y repensant.

9 mai      Les célébrations de la victoire ont commencé par une parade de motards sur la Perspective Nevski. (En français on retranscrit les finales en « i » par un « i »,  en anglais par un « y »).

10 mai   Première de Grand peur et misère du IIIème Reich de Brecht mise en scène  de Dodine avec toute la troupe. On ne peut pas monter une pièce de  Brecht sur le nazisme  en Russie comme en France. La souffrance y est encore vive après l’hécatombe. Ici, pas de distance ni de militance. C’est l’horreur vécue restituée.

14 Mai   Lev a 73 ans aujourd’hui.

15 mai   Jean Bellorini est arrivé ce matin au théâtre Alexandrinski pour deux lectures à la table et revoir la maquette. Les rôles de  Kroum ont été distribués en novembre sans faire passer d'auditions aux acteurs. La troupe est formidable. Mais il faudra remplacer deux comédiens (qui  jouent le répertoire et ne retournent donc pas au néant).

16 mai   Jean est fébrile, sa voix a monté de deux tons. Les voilà les comédiens russes… il faut dire qu’ils en imposent. Mais les deux côtés sont séduits, le jeune metteur en scène adopté, respecté, suivi. Séance costumes l’après-midi. Le chaos.

22 mai   Arrivée du chef étoilé, Alberto Herraiz : je lui ai demandé de créer un goût à mi chemin de celui des russes  et de l’Europe du Sud. Il est guidé dans le Saint-Pétersbourg des gourmets par Tamara Ivanovna, grande critique gastronomique, qui travailla plusieurs années avec Alain Ducasse.

1er juin   Saint-Pétersbourg embaume le lilas, place Ostrovski et partout dans la ville.

02 juin   Nous passons dans la salle ! Le décor est monté. Joie ! Adieu la salle de répétition et l’escalier de Job. (A ne pas confondre avec l’échelle de Jacob). Dacha Lenda et Arhur Kozyn ont fait des bonds de géants. Ils ont la grâce (et la beauté). Natacha Fomenko est aérienne dans sa robe de nuages que j’ai imposée au talentieux scénographe, Andreï Zaporojski. Leonid (Lionia) Lutsenko est un Job obstiné, humble et très doux.

04 juin   Un drame. Le fils (de trente ans) d’un couple de comédiens historiques de la troupe est mort. Nous allons  vers le sud de la ville, au cimetière Volkovo qui est d’une beauté à couper le souffle. Les tombes entourées de hautes herbes sont éparpillées dans une forêt de trembles et de bouleaux. On voudrait être enterré là. C’est bientôt l’été et ce lieu de méditation  et de recueillement est à l’image de cette Russie échevelée, folle, généreuse à la nature puissante. Un vieux prêtre à la soutane usée,  apaise la tristesse et le chagrin à coups d’encensoir. Sa simplicité rend l’épreuve plus supportable. Les fossoyeurs, des gaillards jeunes au regard digne, ont cette sincérité qui touche. Ils travaillent habilement et  vite, taillent les bouquets à la pelle et dressent un tombeau en monticule  grave et sobre. Il y a une église dans le cimetière : Saint-Job. Il arrive qu’un personnage vous hante.

10 juin       Notes sur le filage. Coiffures et maquillages. Lionia doit se raser. Attention aux  ombres en coulisses. Son sur l’entrée Eden ? Neige ou pas neige ? Scène 10/ vérifier lumière entrée Eden. scène 11/ lumière après la danse scène 18/lumière anniversaire. Scène 19/ lumière sortie sur le  toit + Dacha. Scène 20/ lumière casino. Scène 1/ Faire durer sous la neige. JOB- Je n’ai pas déclenché ce conflit à la con! Montée en puissance. Scène 4/ monologue  Dacha + calme au début. Scène / Job : tu t’en fous ? pleurnichard. Scène 7  / sourire plus ambigu   elle baisse l’antenne. Arthur : prend la main : trop violent / ne mords pas le miroir. Scène 10/  Lionia visage trop mobile. Eden : Vous croyez en dieu ?  Comme un jeu.  Zeibekiko : marquer le départ de la danse / regarder tes pas. Scène 15/ pas la tête sur l’épaule. Job est surpris par le départ du tango. (Attention aux bretelles). Scène 17/ le chapeau dans le mouvement. Scène 18/ lumière anniversaire : ok noir au début, desserte plus rapide. Scène 20/ Petit monologue Eden : ne pas se préoccuper de la bille. Job : pas de réquisitoire.

17 juin        Arrivée de Lazare Boghossian. Il filme pour nos archives et le site. Lazare a le chic pour être au milieu du plateau entouré de comédiens sans qu’on le remarque. Il est partout et on ne le voit jamais.

18 juin       Lev Dodine assiste au filage. Il nous donne quelques conseils justes. Je crois qu’il est satisfait … même un petit peu plus.

19 juin      19.30 Générale pour les comédiens du Maly et leurs familles. V.G qui a un baryton basse puissant secoue la salle et la scène d’émissions de rire sonores et déplacées. Je me retourne furax : Valery ! Ce n’est pas une comédie !! A quoi il me répond, en français, un laconique « c’est comme ça Patrick »… Ça marche. `

20 juin      Conférence de presse avec Lev Dodine, Mohamed Kacimi, Patrick Sommier, Andreï Zaporojki (le scénographe) dans le foyer du public au « bel-étage ». Mohamed évoque les outrances du théâtre en Europe, pisser sur scène etc. Ce qui ne le choque pas … et me laisse de marbre. Le soir, première publique. On fait un tabac. Saluts, bouquets de fleurs et sucreries. Voilà c’est fait.

21 juin       Deuxième première. Une deuxième quand même. Un téléphone fou dans la salle qu’une infortunée ne parvient pas à éteindre et qui change de sonnerie à chaque relance. On nous attend pour le traditionnel « banquet » qui a toujours lieu en Russie après la deuxième première, au cas où la vodka coulerait un peu trop abondamment. On mange on picole gentiment et on prend la parole. Les jeunes comédiens qui ont leurs premiers grands rôles sont émus. Tous les copains de la troupe sont là, les rescapés de Gaudéamus et de Frères et Sœurs avec qui j’ai sillonné la planète. On est en famille.

 

l'auberge de l'éternité
l'auberge de l'éternité , Natacha Fomenko, Arthur Kozyn, photoViktor Vassiliev

 

 

02 juillet  pour la représentation du 15 juillet    notes pour la reprise :         Быстрее и  громче (plus vite et plus fort)

Очень важно начать спектакль мощно, и гораздо громче. Акустика в этом зале сложная. Нам надо выиграть минимум 5 минут.  Надо убрать все ненужные паузы (особенно Артуру)  Леня : играйте все спектакли без бороды, и даже легкой небритости.  сцена 1 : у окон : гораздо громче … радостное настроение должно продолжаться и после снега. Они как будто очень далеки друг от друга. Но загипнотизированы, заворожены открывшемся им зрелищем.  сцена 2 : «отдай ружье» = намного раньше, чтобы убрать слишком долгую паузу.  И Артур начинает тоже скорее. Иов и Далия словно просыпаются от колдовского сна: «мы закрываемся». сцена 7 : играть быстрее всю сцену. сцена 9 : не надо паузы до и после «это его проблема»сцена 10 : Иов возвращается раньше .. Сразу после того, как Эдем огляделась молча, с невозмутимым лицом.  Она улыбается только на Чао !  Танец : Зорба? – это скорее робкий вопрос … Даше входить раньше.я думаю,  надо убрать реплику Лени «бесконечно» - оставив только утвердительную реплику Эдем «вы верите в Бога».   « Вы верите в Бога, значит умеете танцевать » (как будто она в курсе его разговора с Аханом в конце 9й сцены – таким образом мы избежим повтора – Ахан задает тот же вопрос в конце 9 сцены). Паузы в начале 12 сцены надо сохранить. сцена 14 – убираем реплику «замочите пиджак», чтобы не прерывать рассказ Эдем. сцена 20 – Не забывайте маршировать на месте, это придает сцене оттенок безумия и подготавливает трагический финал. Иов неподвижен, когда возвращается Далия,  и мы должны чувствовать его боль, когда Ахан ее уводит. Удачи ! Хорошо бы сделать текстовую репетицию  …

Voilà pour Job, pour la table, l’auberge de l’éternité. Nous sommes le 24 novembre. Reprise de Job le 26. Je profite de ma présence aux côtés de Jean Bellorini qui met en scène Kroum au théâtre Alexandrinski, pour faire une répétition de Job demain. Le spectacle qui est désormais  au répertoire du Maly Dramatique a clos la saison dernière et ouvert la saison 2017-2018 en septembre. Ce sera aussi le dernier spectacle de  l’année 2017 au Maly  : l’auberge de l’éternité se jouera le 31décembre.  Et maintenant : KROUM !

 


Patrick Sommier

Publié le 24 novembre 2017, à Saint-Pétersbourg

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