Un récit pour l'Europe

L’EUROPE LE MATIN

Avez-vous lu le Roi Lune de Guillaume Apollinaire ?

 …Sept heures, Paris, je reconnus la voix aigre de Mr. Ernest La Jeunesse dans un café des grands boulevards. L’angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d’un double chœur chantant passe sur le Rhin vers Coblence. Puis ce fut l’Italie près de Naples. Les voiturins jouaient à la mourre par la nuit étoilée.

L’Europe se lève à Rome dans une tasse de capuccino fumante sur le Gianicolo. Les grands arbres bruissent dans les cours d’immeubles de Prenzlauer Berg à Berlin. A Lisbonne, le pont du 25 Avril bourdonne au-dessus du Tage. Un homme en sabots pousse un limonaire dans les rues d’Amsterdam, les tulipes du marché Albert Cuyp ouvrent un œil méfiant sur le soleil de février. A Budapest, le Danube gris comme l’Arno à Florence roule ses eaux vers l’Est sans se retourner.  Chez Elisseev à Saint-Pétersbourg, le piano mécanique joue le Beau Danube, Bleu cette fois. La Fontanka est gelée.

Dans cette Europe du matin et du soir, nous trouvons parfaitement banal de vivre en paix.

Dans ce grand pays où le droit et la liberté ont prévalu sur la violence et l’arbitraire, chacun dispose d’une protection sanitaire et judiciaire. En sortant de chez soi, on peut acheter des croissants chauds, boire un bon café, emmener les enfants à l’école, prendre des transports collectifs, partir en vacances.

L’Europe a contribué à cette vie (relativement) paisible. Mais beaucoup d’entre nous ne la pensons, somme toute, que comme une société de service, une compagnie d’assurances. Ça n’a rien d’exaltant.

Si, le matin, nous n’avons aucune raison de nous demander quel temps il fait à Jönköping, Linköping ou Norrköping, nous devrions par contre, être plus nombreux à nous inquiéter des nuages à Rome, à Budapest, à Varsovie.  

L’Europe est devenue un continent anonyme : plus elle se construit, moins elle existe.

L’histoire même semble l’avoir désertée, elle qui est une enfant de la guerre. Des guerres qui firent cent millions de victimes, avant qu’elle n’existe formellement et fraternellement. Nous sommes dans une fin de l’histoire ressentie.

 

UN PAYS CONTINENT UNIQUE (AU MONDE)

Il n’existe pas aujourd’hui dans le monde d’équivalent à cette Europe des lumières. Un petit coin de planète qui garde le cap pour l’humanité toute entière. Lors d’une conférence à l’Institut Nexus d’Amsterdam en 2004, George Steiner la définit ainsi :

Le poids ambigu du passé dans l’idée et dans la substance de l’Europe dérive d’une dualité primordiale. Il s’agit du double héritage d’Athènes et de Jérusalem. De cette parenté, à la fois conflictuelle et syncrétique est issue en Europe toute l’argumentation théologique, philosophique et politique, des Pères de l’Église à Léon Chestov, de Pascal à Leo Strauss. Le topos est aussi riche et urgent aujourd’hui que jamais. Être Européen c’est tenter de concilier moralement, intellectuellement et existentiellement les idéaux rivaux, les exigences, la praxis de la cité de Socrate et de celle d’Isaïe

Nous sommes un bipède à l’indicible capacité de sadisme, de férocité territoriale, d’avidité, de vulgarité et d’abjections de toutes espèces. Notre tendance au massacre, à la superstition, au matérialisme et à un égoïsme carnassier n’a pratiquement pas changé au cours de la brève histoire de notre séjour sur terre. Et pourtant ce misérable et dangereux mammifère a engendré (en Europe) trois quêtes, ou passions, ou jeux d’une dignité tout à fait transcendante. Ce sont la musique, les mathématiques et la pensée spéculative (dans laquelle j’inclus la poésie qu’on ne saurait mieux définir que comme la musique de la pensée). Radieusement inutiles, souvent profondément contraires à l’intuition, ces trois activités sont uniques aux hommes et aux femmes, et se rapprochent autant que faire se peut de l’intuition métaphorique que nous avons été en effet créés à l‘image de Dieu. 

L’Europe dont parle Steiner est en danger. C’est comme si à chaque étape de la construction européenne on l’avait rendue un peu plus virtuelle. Comme si on avait voulu déposer un voile pudique sur le passé pour ne surtout pas le réveiller et surtout ne pas vexer un pays membre. Comme il ne restait rien de l’histoire, tout le monde se mit d’accord.

L’Europe est en danger parce que les idéologies des siècles passés, dans un dernier tour de piste, tentent de la détruire. Mais elle est en danger surtout parce qu’aucun récit ne lui donne une réalité, une existence, une histoire. Elle est comme le Golem. Pour lui donner vie il faut écrire sur son front (Pour éveiller le Golem il faut écrire Emeth (vérité) sur son front et pour l’arrêter il faut effacer le E. ce qui donne Meth, la mort.)

Faute de quoi elle finira dans l’apocalypse décrite par Dimitris Dimitriadis dans je meurs comme un pays :

L’occupation en effet dura des siècles. Le temps nécessaire à ce que les frontières du pays disparaissent, absorbées au sein de la vaste ordonnance qui désormais, recouvrait toute la planète – car la langue cessa un jour, comme on l’avait projeté, d’être parlée, et se mit à exister comme une relique, un concentré d’époques révolue.

 

FRONTIÈRES ?

 

Il faut reprendre ici l’histoire sans en rien omettre, ni l’effroi, ni l’horreur, ni la misère, ni la marche des hommes. Il faut reprendre l’histoire en se souvenant qu’elle est un mouvement et qu’elle ne peut avoir un sens que dans ce mouvement. Il y a urgence.

Jusqu’au 19ème siècle, les récits des voyageurs la rendent familière, concevable. Une certaine conscience européenne émerge du récit collectif que tiennent à jour philosophes et musiciens, savants, écrivains, peintres et poètes ou voyageurs.

L’Europe est un pays qu’on peut parcourir à pieds comme Hölderlin ou Coleridge. C’est d’ailleurs toujours le cas. Les douanes sont rugueuses, les frontières sont légères.  Wanderer romantiques allemands ou jeunes lords du Grand Tour anglais la sillonnent des mois voire des années durant. Wordsworth va jusqu’à Berne, Lou Andreas Salomé à Göttingen, Hugo Von Hofmannsthal à Venise, Byron en Grèce, Humboldt vient à Paris, Goethe et Dumas voyagent. Chopin laisse la Pologne et Liszt la Hongrie.Ils parcourent un continent où les idéaux de la révolution française sont arrivés dans les bagages des armées de Napoléon, où les peuples tentent de s’émanciper en créant des états-nations là où il y a des empires.

(Au passage, l’Europe, fondée sur les ruines des empires, ne sera jamais un empire. Les états-nations qui vont naître, unités allemandes et italiennes, ne sont-ils pas, d’ailleurs, en soi des projets européens ?)

Les révolutions, en marées que rien ne peut endiguer, font plier les aristocrates d’hier au profit des bourgeois de demain. Le printemps des peuples touche la Suisse, l’Italie, la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne ; les Serbes, les Tchèques, les Slovaques, les Roumains se révoltent.

Les états-nations, aspiration des peuples, conséquences des révolutions démographique, agricole, industrielle et technique, vont aussi hérisser l’Europe de frontières. Et l’idée de nation détournée sera à l’origine des guerres les plus meurtrières de l’histoire.  Et l’ennui aussi ! La longue paix qui va de Waterloo à 1915 *, un siècle, quel ennui après l’exaltation de 1789 et de l’Europe napoléonienne. On doit à Théophile Gauthier ce cri du cœur « plutôt la barbarie que l’ennui ! »   (*A l’exception de la guerre de 1870 qui dura six mois)

Un nouveau monde naît dans ce maelstrom européen. Un autre monte en puissance de l’autre côté de l’Atlantique. C’est là-bas que les libéraux déçus de 1848 iront tenter leur chance. Cent millions peut-être, d’européens quitteront leur terre. Cent millions mourront au cours des guerres mondiales que George Steiner appelle des guerres civiles européennes. Mais l’histoire n’est pas seulement tragique (Peut-être faut-il même rappeler qu’elle l’est de moins en moins).

 

REVOLUTIONS : DÉMOGRAPHIQUE, AGRICOLE, INDUSTRIELLE.

 

A partir de 1750, l’Europe va entrer dans une mutation majeure, aussi importante que celle

que nous vivons actuellement. La révolution industrielle -terme, nous l’avons vu, insuffisant- va bouleverser l’ordre du monde. L’Europe romantique, « naturelle » va s’éteindre, l’Europe que nous connaissons aujourd’hui se mettre en marche.

Comment a commencé cette histoire ?  

 

Le progrès de l’hygiène et de la santé, les nouvelles techniques dans l’agriculture, plusieurs décades de paix ont contribué à allonger la durée de la vie. A partir de la seconde moitié du 18ème siècle, l’espérance de vie et la natalité augmentent, créant un surplus de main d’œuvre dans les campagnes. En Angleterre, en Italie en Allemagne et ailleurs, de nouvelles lois bannissent la petite propriété et suppriment les prés communaux, ruinant nombre de paysans, les conduisant à émigrer. La loi sur les clôtures « invente » au passage la propriété privée de la terre, concept inconnu auparavant.

La révolution industrielle anglaise est au début, une révolution agricole. Le succès amer de la modernisation de l’agriculture conduit à la révolution industrielle ; On construit des hauts fourneaux pour construire des machines. Il faut absorber, stocker, conserver, transporter, transformer une production jamais atteinte jusque-là dans tous les secteurs de l’économie, le bois, le tissus, la conservation de la viande et du grain.

Innombrables sont bientôt ceux qui s’agglutinent dans les faubourgs de villes dans des conditions épouvantables (lire les caves de Lille de Victor Hugo) et créent ce nouveau prolétariat urbain.

Le coup de grâce pour l’ancienne classe paysanne vient de la machine à vapeur. Le train a bouleversé la vieille Europe continentale, l’unité allemande lui doit beaucoup. Les nouveaux bateaux à vapeur à coques d’acier embarquent des émigrés par milliers après avoir débarqué des millions de tonnes de céréales récoltés dans le nouveau monde. Ce qui entraine l’effondrement des marchés du grain et ruine des fermiers. Import de blés, export de populations.

 

RACONTER L’EUROPE PAR SES ÉMIGRÉS... et beaucoup s'en allèrent 

 

Tout au long du 19ème siècle un formidable espoir secoue l’Europe. Pour tous les peuples qui ont été écrasés, opprimés, piétinés, enchaînés, massacrés, pour les classes exploitées, affamées, décimées par les épidémies ou des années de privations et de famines, une terre promise est née : l’Amérique, une terre vierge ouverte à tous, une terre de liberté et de générosité où les laissés pour compte du Vieux Monde peuvent devenir les pionniers d’un Nouveau Monde et bâtir une société libérée de l’injustice et des préjugés. Pour les Irlandais décimés par la famine, pour les libéraux allemands persécutés de 1848, pour les nationalistes polonais écrasés en 1830, pour les Arméniens, les Grecs et les Turcs, pour tous les juifs survivants des pogroms en Russie, pour les Italiens du Sud mourants de choléra et de pauvreté par centaines de milliers, l’Amérique devint le symbole d’une vie nouvelle, d’une chance longuement attendue ; et c’est par dizaines de millions, par familles, par villages entiers que, de Hambourg, de Rotterdam, Naples, Le Havre ou Liverpool, du Pirée ou de Göteborg, que les immigrants s’embarquèrent pour un voyage sans retour. (Georges Perec Ellis Island).

 

En ce 19ème siècle, nombreux sont ceux qui pensent comme la gouvernante Varia dans l’acte IV de la Cerisaie « la vie dans cette maison est terminée ».  Les gens abandonnent leurs villages, leur langue, leurs vieux parents, leur pays, la maison où ils sont nés ; Ils abandonnent les goûts, les couleurs, les choses familières, leurs voisins : on n’y arrivera jamais.Partir, quitter sa terre est un crève-cœur pour la plupart des gens ; pour un paysan c’est une douleur insupportable. Et 90% des migrants sont des gens de la terre.

Il faut tirer le fil de la grande migration des Européens des 19 et 20èmes siècles, l’histoire de l’Europe viendra avec.

 

LA TERRE PROMISE

Les bateaux à vapeur sont prêts ; le prix du ticket est bien moins cher (en 1880 un ticket pour New York coûte moins qu’un train Milan Hambourg) ; la durée de la traversée n’est plus que d’une dizaine de jours, contre dix semaines trente ans plus tôt ; des trains « rapides » à vapeur emportent au port le plus proche ceux qui, hier encore, faisaient des centaines de kilomètres à pieds.

Des prêcheurs sont engagés pour propager à tous les peuples du Vieux Monde la bonne nouvelle de la Terre Promise ; revendeurs de billets pour la traversée, agents de voyages, employés des compagnies de navigations, agents gouvernementaux américains ou européens, bonimenteurs, romanciers, journalistes.

La lettre d’un parent ou d’une connaissance que tout le village écoute en silence, convainc les sceptiques et tous chanteront l’hymne de la résurrection, du nouveau départ et de la chance retrouvée.

Les lettres sont enthousiastes (quelques-uns seulement osent écrire qu’en Amérique aussi, il y a de la misère). Le mythe se répand partout : au-delà de l’océan, il y a une terre de liberté, où les rues sont pavées d’or, où les prisons n’existent pas, où tous sont égaux, où même Dieu soutient le pauvre. Une Terre Promise où la vie est possible ; est-ce que ce n’est pas comme c’est écrit dans la Bible ?

Cent millions partirent d’Europe. Que ce serait-il passé s’ils étaient restés ?  

Cette saga où interviennent révolutions et exils, massacres, épidémies et famines aboutira à la création de l’Europe où nous vivons. C’est une histoire pour le théâtre, le récit que l’Europe attend ; Pour que cette épopée de sang et d’espoir, cette odyssée dans l’ancien et le nouveau monde, où la rage de survivre et de vivre a pris le dessus sur la tragédie soit connue.L’Europe est ce que nous sommes. Voilà un manifeste pour l’Europe

 

 EUROPE  mode d'emploi

 

L’Europe ?  "Quand tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens." Le problème c’est qu’aujourd’hui la plupart des européens ne savent pas d’où ils viennent : ils ont oublié, ils n’ont pas appris, ils se désintéressent de ce pays aux frontières lointaines qui est pourtant devenu le leur.

L’histoire : la révolution agricole et industrielle, l’exode vers les villes, la fin des empires, l’émergence des nations, à quoi bon ? Il manque une mémoire, un RÉCIT à l’Europe pour EXISTER.  

Imaginons maintenant quatre grands metteurs en scène de théâtre sur un laps de temps disons d’une année, porter ce récit sur scène écrit par quatre grands écrivains. Raconter l’Europe dans quatre grands théâtres d’Europe au même moment. Pas si mal Il faut une aventure, une saga, un catalyseur pour rendre ce récit poignant, passionnant, électrisant. Nous l’avons : ce n’est ni la guerre, ni l’invention cruciale de la machine à vapeur, c’est celle de la grande migration vers l’Amérique. Cent millions sont partis, le chiffre est crédible.

Trois temps 

  • Repérage, collecte de données - récits, chants, musiques, événements, affiches, danses, publicités, propagandes, procès, anecdotes, iconographie -.
  • Expérimentation des matériaux dans des workshops et conserver ce qui peut l’être sous forme de théâtre, de danse, de musique. 
  • Investir la scène

Et puis, l’Europe est indissociable de sa culture. Bien plus que son histoire, qui tant de fois a plongé dans la barbarie, l’Europe existe par sa culture unique au monde. Et, dans le concert des nations, on a souvent l’impression que cette culture est stérile, n’a rien fait germer, ne sert à rien, n’a aucun rôle à jouer. Leonardo n’intéresse que les Toscans, Beethoven, les Prussiens, Shakespeare, les Anglais, Tchekhov, les Russes.

 

 

 

 


Patrick Sommier

Publié le 1 décembre 2018

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