Le théâtre et la traduction

Ça me peine de vous dire ça, mais s’il y a bien une chose que traduction et théâtre partagent, c’est l'hostilité  et l'imperfection, deux « qualités » pas très aimables, mais qui sont à la base de ce que nous faisons, et qui sera qualifié selon l’interlocuteur, d'art, d'artisanat ou de crime sans solution.

  • Josh Stenberg

Puisque nous sommes ceux qui sont arrivés trop tard, c’est contre le texte original que notre hostilité est dirigée. Tel l’enfant chinois qui ne peut remplir toutes les obligations de la piété filiale,  nos mains sont toujours trop maladroites ou trop sales pour manipuler le texte sacré. Et, cependant, c'est le travail du traducteur ou du comédien d'interpréter ces vers intouchables et impossibles, de les froisser, de les spolier à travers une version qu’on pourra lire ou qu'on pourra regarder; qu’importe le degrés de délitement de notre époque et que l'âge d'or du Duc de Zhou a été oublié. Secrètement, tout le monde sait que c’est une entreprise illégitime : sous prétexte de traduction, de transmission, d’interprétation, nous nous attelons au travail dans un méprisable esprit de pertes et profits, en répandant au-dessus du champ de bataille, laboratoire du savant fou, un air de respectabilité, (tout cela étant défini par contrat), tout un tissus de mensonges pour démontrer que  x=x. 

Déjà empêtré dans nos mensonge, fourberie et charlatanerie, nos arts doivent encore passer l’épreuve du public, avec toutes ses délicieuses possibilités de jugement sans appel : ici, une interprétation sur laquelle on a buté est réfuté sans état d’âme, ici nos choix réfléchis avec soin sont accusés d’omissions ou d’être grossièrement superficiels. Le traducteur ou l'acteur peut toujours être flétri, couvert d’opprobre, renvoyé: le texte original n’en flotte pas moins tranquillement au dessus de la mêlée, à l’abri dans sa légitimité, dans sa consécration avec ses torts, incohérences et mensonges inclus.

Le public (public, cible, ami, ennemi) aborde la lecture d’un texte traduit ou une représentation, en supputant sa propre interprétation idéale, et dénigrant la seule et unique chaine  que les réd/acteurs ont tenté de forger entre des mentalités férocement différentes, des mondes et des époques étrangers. La transmission ne pouvant se faire que dans la distorsion, nous serons toujours accusés d’altérer, d’être superficiel, ou d’aller à l’encontre de la compréhension du lecteur/ spectateur omniscient et tout puissant. Et, comme le politicien, nous ne pouvons  ni juger, ni accuser ni même critiquer le peuple : sous peine d’être voué aux gémonies par l’opinion publique. La grande différence entre ces deux serviteurs patients que sont le traducteur et l’acteur tient peut être dans le fait que le traducteur, possédé par un vœu de dissolution/absolution,  aspire lâchement à ce que son ouvrage demeure invisible, qu'on l'oublie, alors que l'interprète doit, lui,  se tenir debout, quand le rideau monte à nouveau, au bord du précipice, et saluer pour récolter le minimum de fleurs et d’applaudissements qui lui seront accordés pour cette fois ci.

Néanmoins, bien que ces arts soient nés dans la chute, ils ont aussi droit à la rédemption: leurs fautes sont admises parce que remédiables, et leurs erreurs, réparables. La traduction – et non  la triste et irrémédiable interprétation – est un métier qui vit dans l'impossible mais avec des espoirs de progrès dans les recoins et les intersections. Le texte est ouvert, pénétrable, vulnérable -  on peut même se laisser aller à  refaire le monde de temps à autre. La langue anglaise ou française aura sa nouvelle Iliade et une dizaine de Dao de Jing à chaque génération, mais les originaux malgré leurs imperfections sont immuables et ne peuvent être trafiqués. La représentation désastreuse d'hier est reprise ce soir avec les mêmes matériaux, et une autre alchimie en fait un triomphe, ou – plus probablement – quelque chose sur le chemin toujours changeant vers le  triomphe.  C’est peut être ça qui rend notre art (la traduction et le théâtre)  le plus humain de tous, puisque l’objectif principal de la vie est l'envie absurde et attachante de remettre les choses à leur place (on ne sait trop comment) : une entreprise à la fois sans espoir et à la source même de l’espoir.


Josh Stenberg

Publié le 22 mars 2017, à Paris

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