Frontières

Il faut reprendre ici l’histoire sans en rien omettre, ni l’effroi, ni l’horreur, ni la misère, ni la marche des hommes. Il faut reprendre l’histoire en se souvenant qu’elle est un mouvement et qu’elle ne peut avoir un sens que dans ce mouvement. Il y a urgence. 

Jusqu’à la première guerre mondiale, on voyage en Europe sans passeport, librement. Au XIXème siècle, les récits des voyageurs la rendent familière, concevable. Une certaine conscience européenne émerge du récit collectif que tiennent à jour philosophes et musiciens, savants, écrivains, peintres et poètes ou voyageurs. 

L’Europe est un pays qu’on peut parcourir à pieds comme Hölderlin ou Coleridge. C’est d’ailleurs toujours le cas. Les douanes sont rugueuses, les frontières sont légères.

Wanderer romantiques allemands ou jeunes lords du Grand Tour anglais la sillonnent des mois voire des années durant. Wordsworth va jusqu’à Berne, Lou Andreas Salomé à Göttingen, Hugo Von Hofmannsthal à Venise, Byron en Grèce, Humboldt vient à Paris, Goethe et Dumas voyagent. Chopin laisse la Pologne et Liszt la Hongrie.

Ils parcourent un continent où les idéaux de la révolution française sont arrivés dans les bagages des armées de Napoléon, où les peuples tentent de s’émanciper en créant des états-nations là où il y a des empires. L'idée de nation vient de la révolution de 1789 : ce qui appartenait à la monarchie devient propriété du peuple. Ensuite viendra le nationalisme qui incitera les peuples à s'exclurent, se déchirer, s'entretuer, à stigmatiser les minorités, là où ethnies, cultures et croyances coexistaient pacifiquement. Le fin de l'empire austro-hongrois après la première guerre mondiale en est le dramatique exemple. 

Les révolutions, en marées que rien ne peut endiguer, font plier les aristocrates d’hier au profit des bourgeois de demain. Le printemps des peuples touche la Suisse, l’Italie, la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne ; les Serbes, les Tchèques, les Slovaques, les Roumains se révoltent.

Les états-nations  hérissent l’Europe de frontières. Et ce nationalisme sera à l’origine des guerres les plus meurtrières de l’histoire. Et puis, la paix... quel ennui ! La longue paix qui va de Waterloo à 1915 *, un siècle, quel ennui après l’exaltation de 1789 et de l’Europe napoléonienne. On doit à Théophile Gauthier ce cri du cœur « plutôt la barbarie que l’ennui ! »   (*A l’exception de la guerre de 1870 qui dura six mois)

Un nouveau monde naît dans ce maelstrom européen. Un autre monte en puissance de l’autre côté de l’Atlantique. C’est là-bas que les libéraux déçus de 1848 iront tenter leur chance. Cent millions peut-être, d’européens quitteront leur terre.

Cent millions mourront au cours des guerres mondiales que George Steiner appelle des guerres civiles européennes. Mais l’histoire n’est pas seulement tragique (Peut-être faut-il même rappeler qu’elle l’est de moins en moins).


Patrick Sommier

Publié le 18 février 2019

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